La liberté de conscience au crible de la loi en France
Après avoir interrogé la philosophie avec Monique Canto-Sperber, poursuivons notre réflexion avec le droit et Christophe Eoche-Duval, Conseiller d'État.
Qui en sont les bénéficiaires ?
La liberté de conscience, est un peu comme la liberté de rêver : tout le monde, de toute façon, a une conscience ! Parce qu’on est doué de conscience, c'est ce qui nous distingue des animaux, et c'est ce qui vaut notre dignité. Mais en même temps, ça ne sert à rien si elle est toujours enfouie en soi-même. On peut parfois avoir à l'exprimer, dans le sens où, finalement, ça se traduit par ce qu'on appelle la clause de conscience. Du journaliste, qui ne peut pas accepter en conscience le changement de ligne éditoriale de son quotidien ou de sa télévision. Et ça peut être le médecin ou l'infirmier qui fait plutôt l'objection de conscience à un acte que réprouverait sa conscience sur le plan de l'éthique de la santé. Alors, vous m'avez demandé qui peut revendiquer cette liberté ? C'est tout un chacun. Et c'est évidemment non seulement les professionnels dont je vous ai parlés, principalement aujourd'hui, ce sont les journalistes, mais ce sont aussi un très grand nombre de professionnels de santé dans le domaine de l'éthique. Et puis, et puis finalement, c'est quand même malgré tout, tout un chacun. Parce que le Pacte des droits civils et politiques dit que toute personne a droit, toute personne a droit à la liberté de conscience, donc vous, moi-même, etc. Alors, il y a des motifs de l’invoquer ou de ne pas l’invoquer. À titre anecdotique et c'est très concret, la Cour de Cassation, le 7 juillet dernier, donc cette année, a décidé qu'une personne qui revendiquait d'être chrétienne n'avait pas voulu, à l'occasion d'une prestation de serment comme agent assermenté à la RATP pour ne pas le dissimuler, avait refusé de dire « Je le jure ». Elle préférait dire « Je le promets » et elle le disait en invoquant implicitement les Évangiles (Matthieu, chapitre 5, verset 36, si je ne m’abuse) qui, selon son point de vue, devait avoir une lecture littérale. La Cour de Cassation lui a donné raison. Elle a dit « Vous avez le droit d'invoquer votre liberté de conscience » et effectivement, du coup, il y a eu comme conséquence que son licenciement a été annulé. Je n'insiste pas sur les détails. Voilà donc le caractère concret aujourd'hui de ce qu’est la liberté de conscience. Pour autant, son effectivité, évidemment, pose des questions. La protection des personnes qui revendiquent une clause de conscience ou une objection de conscience pose aussi d'autres difficultés et d'autres aspects concrets qui demanderaient un développement.
Quels en sont les fondements historiques et juridiques en France ?
Alors, le fondement historique vraiment le plus ancien, c'est la loi de 1905. Je l'ai dit, la France, en quelque sorte, a été un modèle par rapport au reste du monde puisqu'on n'avait pas encore énoncé cette liberté ailleurs. Mais après, elle a pris un peu de retard. C'est plutôt les textes internationaux des droits de l'homme de l'ONU 1948 et 1966 qui ont vraiment concrétisé la liberté de conscience et qui lui ont donné un peu de chair avec un texte précis, comme je l'ai dit, et qui implique l'objection de conscience. D'ailleurs, on trouverait aussi comme origine les appelés au service militaire qui ne voulaient faire que la version civile. Le Conseil Constitutionnel français n'a reconnu valeur constitutionnelle à cette liberté de 1905 qu'en 1977. C'est très récent, c'est trop récent, presque. Et il l'a fait à l'occasion d'une clause de conscience qu'il a dégagé au profit des maîtres de l'enseignement privé confessionnel, qui pouvaient objecter à leur employeur confessionnel leur propre conscience, ne partageant pas forcément toutes les convictions de l'école qui les avait employés. Voilà le cadre juridique rapidement bâti. Et puis, la loi Veil, en 1975, est aussi la première qui a concrétisé une clause de conscience pour les médecins dans la pratique de certains actes médicaux.
La loi peut-elle, à elle seule, en être le garant ?
Tous les droits de l'homme, finalement, quelque part, poussent les États à une sorte de schizophrénie. Ils doivent les garantir. Mais en même temps, il y a certains droits de l'homme qui les irritent. On pourrait dire ça non pas la liberté de conscience, mais de la liberté de droit de grève ou la liberté de manifester. Un Etat doit les faire respecter et en même temps, ça le chatouille évidemment que des ouvriers ou des employés fassent grève contre une politique sociale, qu'il mène ou manifestent contre le « passe sanitaire ». Pour donner des exemples de la vie concrète. Et ça se retrouve évidemment, bien sûr, dans la situation constitutionnelle française. L’État français fait respecté dans le monde cette liberté, en même temps, eh bien voilà, ce n'est jamais naturel, ça ne va jamais de soi. La loi française apparaît effectivement un peu insuffisante dans son contenu et sa protection de cette liberté. Ça, c'est vraiment, je crois, un des combats du XXIe siècle. La liberté de conscience a beaucoup de progrès encore à faire, pas seulement en France mais probablement à travers le reste du monde et en Occident aussi. Et donc, ces progrès sont à faire faire par les jurisprudences. C'est souvent finalement les juges et les tribunaux qui peuvent faire progresser une loi un peu insuffisamment protectrice. C'est surtout finalement, chacun d'entre vous. Ce sont les journalistes, en faisant appliquer la clause de conscience ; ce sont les médecins, les infirmiers en faisant appliquer leur objection de conscience ; ce sont les chrétiens pour parler de la religion à laquelle vous appartenez et pour laquelle vous m’interrogez plus spécialement, qui doivent justement ne pas mettre sous le boisseau (pardon de cette expression évangélique!), ne pas mettre sous le boisseau la liberté de conscience. Si chacun d'entre eux, au contraire, l'exerce, l'a fait exercer et la fait protéger, aussi bien pour soi-même qu’éventuellement pour un tiers, elle progressera certainement dans l'ordre des droits de L'homme.