Publié le 8 septembre 2021

La liberté d'expression est à nouveau en danger

estime Monique Canto-Sperber, ancienne directrice de l'École Normale Supérieure et philosophe dans l'entretien qu'elle a bien voulu nous accorder.


  • En quoi la liberté d'expression ne devrait-elle pas avoir de limites ?

    La liberté d'expression est une notion moderne et en ce sens, on a tendance à la penser comme universelle, c'est-à-dire pouvant être au bénéfice de tous les individus et porter sur tous les sujets et avec une présomption, en effet, d’illimitation énorme. La liberté d'expression est souvent présentée, à ce titre, comme une création moderne qui est liée à la déclaration des droits de l’Homme. Mais des formes de liberté d'expression ont toujours existé depuis l'Antiquité, la fameuse franchise « liberté de parole » qui était reconnue aux citoyens de l'assemblée athénienne au cinquième siècle avant l'ère chrétienne, et puis des régimes de libertés particulières, de franchises de parole, de droits de parler qui étaient accordés à certains groupes sociaux, au Parlement et à certains représentants des corps constitués au sein d'un État. Donc il y a toujours eu des formes de liberté d'expression. Deux évolutions majeures se sont produites et, d'une part, l'apparition, l'émergence de la notion de liberté de conscience apparue à la fin du du 18ème siècle et qui a été un peu la conclusion philosophique des guerres de religion. La notion de liberté de conscience qui a été forgé au sein de la tradition chrétienne, pour essayer de penser la possibilité d'une hérésie chrétienne. En tout cas, ce qui a été perçu comme tel, à savoir la réforme, la religion réformée, a établi d'une certaine manière la souveraineté du croyant sur le contenu de sa croyance religieuse, qu'elle soit orthodoxe, ou considérée comme hérétique. Mais il faut bien comprendre que cette notion, qui a été une prodigieuse avancée intellectuelle et dont il faut rendre hommage au christianisme, a d'abord été acquise en dépit de la certitude qu'il existait une seule religion vraie. C'est cela qui donne tout son prix philosophique, en quelque sorte, à cette notion et d'autre part, elle a été acquise pour la liberté d'expression des opinions religieuses, donc à l'intérieur d'un cadre théologique. Avec la Déclaration des droits de l'homme, en France 1789, article 10, « nul ne doit être inquiété pour ses opinions » et, article 11, « chacun peut exprimer ce qu'il pense dans les limites permises par la loi. » On assiste à une forme de généralisation de la liberté d'expression, non plus seulement pour les opinions religieuses, mais pour toutes les opinions. Or, cette généralisation s'est faite en partie au-dessus du vide, parce que le cadre théologique qui ralait la liberté de conscience ne pouvait plus être opérant pour une liberté qui concerne toutes les opinions. Donc, d'une certaine façon, le destin moderne de la notion de liberté d'expression est pris dans cette fragilité. Quelles sont les limites légitimes de la liberté d'expression ? Il en faut. Pour la tradition libérale il y a une seule limite : c'est le tort fait à autrui. Maintenant il n'est pas toujours facile de définir si ce tort est un tort objectif, ou si c'est un tort subjectif, c'est-à-dire ce que autrui ressent comme étant un tort. Dans la loi française le blasphème, c'est-à-dire les attaques à la religion en tant que tel, en tant que corpus, de dogmes ou doctrines, quelle que soit la façon dont tous les définissent, n'est pas puni par la loi. En revanche, les attaques aux croyants sont passibles de peines particulièrement sévères, aggravées, comme on dit en droit. Mais comment faire la différence entre une attaque à la religion et une attaque aux croyants ? Beaucoup de croyants qui voient leur religion insulter, prendront ces insultes comme des insultes qui leur sont personnellement adressées. Donc la limite est peut être concevable d’un point de vue théorique, elle n'est pas facile à appliquer d'un point de vue pratique et concret. D'où les dilemmes de la liberté de conscience aujourd'hui. 


  • Si des limités sont fixées par la loi, n'existe-t-il pas un risque de "dictature de la pensée" ?

    Les lois dans les pays libéraux, les lois sur l'expression sont censées à la fois punir et sanctionner les limites, les excès de la liberté d'expression, mais aussi la protéger. Donc l'État quand-même et la loi sont très attachés au fait que toute opinion, aussi immorale soit-elle, aussi choquante, aussi transgressive. Ces opinions là, selon la loi, peuvent être exprimées sans problème. Donc, la loi se présente comme le défenseur de la liberté d'expression. En revanche, ce qu'on observe aujourd'hui, c'est qu'il y a des groupes de pression au sein de la société qui cherchent à empêcher la discussion, à proposer des idées dont ils considèrent qu'on n'a pas à les discuter. Il est vrai que aujourd'hui, notre époque et notre époque est caractérisée par des menaces sur la liberté d'expression. Même si la loi a en effet définit ce qui est un tort fait à autrui. Et cette définition peut être perçue comme une définition imposée, qui n'est pas partagée par tous. Ca c’est certain. 

  • Les limites fixées par la "bien pensance" ne constituent-elles pas de l'auto-censure ?

    Oui, tout à fait. Il est certain que le fait que certains groupes sociaux, souvent des groupes militants très engagés dans la défense des identités, très vigilants sur les questions de ce qu'on appelle le genre aujourd'hui, sont prompts à réagir et parfois de manière très violente, ce qui induit des phénomènes d'autocensure. Donc, on en arrive à une assez grande homogénéité, désignée sans doute par bien pensance. C'est un problème qui est considérablement amplifié dans notre époque à cause des moyens technologiques actuels, en particulier des réseaux sociaux, et de l'importance accordée aux questions de genre et aux questions d'identité, mais c’est un phénomène qui existe depuis longtemps parce que, par exemple, au début du 20ème siècle, en plein mouvement d'anticléricalisme extrêmement fort en France, au moment où la loi de laïcité a été votée, Anatole Leroy-Beaulieu, qui était un républicain libéral, a senti la nécessité de publier un livre qui s'appelait « Les doctrine de la haine » et qui s'en prenait à la violence qui se déchainait contre eux, les catholiques, les francs-maçons, les juifs. Heureusement, un équilibre a été trouvé et la loi de laïcité en France a été véritablement présentée comme une loi de liberté, c'est-à-dire que chacun est libre d'exprimer sa conscience religieuse, son opinion religieuse dans l'espace privé, bien sûr, mais même dans l'espace public, à condition que cela ne soit pas une emprise sur l'espace public, que ce ne soit pas une gêne manifeste à l'ordre public et contre cette sorte d'opinion dominante, extrêmement laïque, en tout cas celle qui s'est exprimée le plus. Les réactions des républicains libéraux ont pu permettre d'arriver à un équilibre qui était pacificateur, malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. 

    Oui, et j'ai tendance à le penser parce que je suis tout de même frappée par la capacité et la force d'intimidation qu'ont aujourd'hui certains groupes sociaux très générationnellement marqués, très militant, qui ont décidé qu'un certain nombre d'opinions ne devaient plus être entendues, que ce soient des opinions religieuses, des opinions qui sont opposées au consensus actuel sur les valeurs progressistes. Alors, je précise qu'il ne s'agit pas d'opinions contraires à la loi parce que si ces opinions étaient délictueuses, la justice devrait s'en occuper. Non, ce sont des opinions qui sont parfaitement admissibles, qui seront d'ailleurs celles peut être d'une majorité de la population, mais qui ne sont plus considérées comme dicibles et exprimables en public. Et l'intimidation que certains groupes exercent pour empêcher l'expression de ces opinions me paraît aujourd'hui quasi sans précédent, et ce qui me fait avoir des inquiétudes pour la liberté d'expression.

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